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Texte écrit par Quentin Montagne

à  l'exposition Le jardin aux serpents, Tokonoma — Université Rennes 2 / PTAC, 2024.

Rika a grandi au milieu des montagnes, dans la vallée d’Okuhida à Takayama. Il est difficile pour un.e français.e de concevoir une ville à la fois si étendue, au point d’intégrer plusieurs massifs, et à la fois si clairsemée. Passé le centre historique, il s’agit généralement de hameaux et de maisons isolées, certaines abandonnées, ployant sous la végétation. Si Okuhida est connu au Japon pour ses sources d’eau chaude, il faut surtout imaginer une nature luxuriante, envahissante. Le village est littéralement encerclé de forêts de pins, de châtaigniers, de buis —  une essence très recherchée par les sculpteurs de la région —, de hêtres, de bambous…  Mais des forêts où l’on ne s’aventure pas. On est loin du cadre bucolique de Poussin ou Genevoix. Le sol tremble, les torrents débordent, des trombes déferlent. En revanche, il n’est pas rare de croiser près des habitations, descendant des hauteurs, des groupes de macaques, des chiens viverrins — les fameux tanukis — ou des ours noirs, que des pancartes de mise en garde signalent d’ailleurs abondamment. Les insectes y sont incroyablement nombreux. L’été, le ciel est strié des vols de libellules, de guêpes, de frelons, de papillons. Rika en collecte depuis peu les ailes dans son jardin, prises dans des toiles d’araignées ou autres. Plus discrets, les serpents sont aussi présents. Sous le toit de la maison vit par exemple depuis plusieurs années un élaphe climocophora ou serpent de rat. On en aperçoit de temps en temps la queue près des faîtages. Il y a deux ans, je me souviens que l’on a retrouvé le corps d’un serpent particulièrement venimeux, un Rhabdophis tigrinus, derrière la cuisine, mais sans tête. Le chat la lui avait arrachée. L’été dernier encore, Rika a découvert des corps de juvéniles, j’ignore de quelle espèce précisément. Les animaux, selon elle, n’avaient pas réussi à muer correctement… Comme les ailes d’insectes, mais aussi des fragments d’agate, des fossiles, des restes de tuyaux couverts de calcaire ou des bocaux en verre, ces « trouvailles » alimentent ses recherches. Dans le cas des serpenteaux, ils n’ont malheureusement pas pu être conservés. Minako, la mère de Rika, refusait que ces corps restent dans la maison familiale, où nous disposons d’un atelier indépendant et où Rika retourne chaque été. Une forme de superstition, sans doute, qui n’empêcha pas la réalisation d’une série de photographies pour documentation. Ces images restent encore à exploiter. Étonnamment, ce n’est que depuis peu que Rika « re-découvre », si je puis dire, l’environnement de son enfance. Jusqu’alors, cette collecte n’avait lieu qu’en France, dans le cadre de résidences ou de séjours de recherche. Je ne sais pas si la nature d’Okuhida marque profondément, à ce jour du moins, ses productions. L’aménagement du territoire, en revanche, s’avère à mon sens plus déterminant. Je m’explique. Il n’y a pas de ligne droite dans les montagnes. Aller d’un point A à un point B s’avère très vite long, et compliqué. Ainsi, pour rejoindre la ville de Takayama, à proprement parler, il faut compter près d’une heure de route. En raison des conditions climatiques — et sismiques — , des tronçons peuvent d’ailleurs être bloqués, ce qui force à trouver de nouveaux itinéraires. Sans cesse, on fait des boucles, on passe des ponts, des cols, des tunnels… Cette manière de circuler, par détours, par bifurcation, se retrouve dans la pratique de Rika. Le chemin n’est jamais direct. Entre le projet initial et la réalisation finale — quand réalisation finale il y a —, mille aléas peuvent avoir lieu. C’est ce qui rend sa production, à l’instar des paysages de sa vallée, si foisonnante...

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TOUT L’UNIVERS, texte écrit par Éva Prouteau

à l'occasion de l'exposition de restitution de la résidence d'artiste,

Centre d'art de Pontmain, 2019.

 

Discrète et aux aguets, douée pour enregistrer les stimulations du monde extérieur avec une intensité accrue, Rika Tanaka passe son temps à s’emparer d’objets immensément banals, et à faire surgir leur singularité. Qu’elle entreprenne le moulage d’une fraise malformée ou décide de consteller des feuilles de kaki de points à la feuille d’or, l’artiste expérimente dans un but d’élucidation permanente du monde qui l’entoure : regarder longtemps les formes et les matières qu’elle manipule, les analyser, comprendre pourquoi elles l’interpellent. L’œuvre dans son ensemble pourrait alors se lire comme un immense moodboard, une sorte de journal de bord où les surfaces stratifient les souvenirs et métamorphosent les éclats bruts du réel...

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Texte écrit par Nina Leger

pour le catalogue d'exposition Sculpter (faire à l'atelier),

Fage édition, Lyon, 2018.

Rika Tanaka travaille des matières vivantes. Elle observe la façon dont le temps marque les surfaces qui se craquellent, se fissurent et perdent leurs couleurs. Elle considère la métamorphose des volumes qui s’atrophient, se restreignent, se concentrent. Par de discrètes opérations, elle accompagne et souligne ces transformations, osant parfois l’ornement dans une pratique dont les objets rappellent l’Arte Povera, composant d’étranges natures mortes par association d’éléments végétaux, minéraux ou artificiels.

Pour Passion, elle fait courir une ligne dorée sur les crêtes d’un fruit desséché. Ayant rendu précieuse dégustation, elle place le fruit sur un socle qui, par sa ressemblance avec un bénitier, change le fruit tout à la fois en perle naturelle et en objet sacré. Une même célébration de l’objet métamorphosé par le temps anime l’Ananas sur colonne. Plaçant le fruit sec et brun sur une colonne de bois, Rika Tanaka accorde cette dernière à la peau du fruit en y gravant un motif qui semble prolonger ses écailles – à moins qu’il n’imite les alvéoles d’une ruche, comme le laisse suggérer la cire d’abeille que l’artiste instille dans le dessin du bois. Il arrive aussi que Rika Tanaka s’empare d’objet dont le temps passé, comme le fossile de corail qui, placé sur un support de plâtre, compose une blanche Île flottante. En utilisant à nouveau, et discrètement, l’or, elle travaille les alvéoles du corail qui luit alors d’une lumière étrange, comme une animation à peine perceptible. Parfois, ce n’est pas dans la durée que Rika Tanaka observe les métamorphoses des matériaux, mais plutôt en révélant leurs dessous, leurs profondeurs dissimulées. Il en va ainsi de son Tiger’s Eye, composé de pieds de tabourets qu’elle a décapés afin de révéler le dessin sous-jacent du bois, mettant au jour des nœuds pareils à des dizaines d’yeux soudain ouverts. La matière qui dormait sous le vernis est ranimée et rendue à la vie.

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Texte écrit par Quentin Montagne

à  l'exposition Une question de temps, L'aparté - le lieu d'art contemporain, Iffendic, 2018.

Un capharnaüm. C’est la première impression que donne l’espace de travail de Rika Tanaka.

Une fois passé le seuil de son atelier, quelques pas seulement nous entraînent au cœur d’un véritable méandre de croquis, de volumes en plâtre, de plaques de bois, de photographies et d’une vaste panoplie d’outils et d’objets hétéroclite. C’est dans ce désordre dont l’artiste ne peut se passer que sont conçues ses productions graphiques et sculpturales. Les murs sont littéralement tapissés de dessins agrémentés de chiffres et autres notes d’abord tracés dans de vieux carnets. Bien qu’il ne s’agisse que d’esquisses, voire de pense-bêtes qui remplissent déjà plusieurs cartons empilés dans un coin de l’atelier, le choix du papier est primordial. Sa couleur, son état de conservation ou encore son motif imprimé influencent directement la main de Rika Tanaka. Quelques pages restent même vierges et rejoignent l’immense collection d’objets éparses de l’artiste : cartes anciennes, coquillages fossilisés, fruits séchés, minéraux, flacons de verre, plumes d’oiseaux, miroirs, etc. Aucun ne se distingue par sa rareté ou une quelconque valeur pécuniaire. Précautionneusement classés selon leur matérialité, leur taille ou leur origine, ils sont les germes de projets à venir. Certains engendreront des formes nouvelles et abstraites, quelques-uns se multiplieront par la technique du moulage ou de la photocopie, quand d’autres seront préservés pour leurs qualités intrinsèques. Environnée de ses matériaux de préparation, l’artiste déploie son laboratoire.

Le temps est une donnée fondamentale dans la pratique de Rika Tanaka. Pourtant, ni le labeur ni la patience observée par l’artiste ne transparaissent dans ses œuvres. Ses interventions sont ténues, discrètes, au point de se confondre avec les marques du roulis des vagues sur un coquillage ou les rognures d’insectes xylophages sur un morceau de bois. Son travail se limite parfois à un simple surlignage de ces effets de la nature auxquels on ne prête généralement pas attention. Après plusieurs mois de séchage et d’observation par exemple, la simple incrustation de feuilles d’or et d’argent relève et révèle tout à la fois le relief si particulier d’un épi de maïs. Cette mise en valeur d’objets naturels n’est pas sans rappeler la longue tradition occidentale des cabinets de curiosités. À l’instar des savants européens de la Renaissance, l’artiste se plaît d’ailleurs à réunir des éléments volontairement disparates selon des analogies de forme, de couleur et de texture. En les disposant sur des supports sobres mais néanmoins ouvragés, l’artiste dévoile toute la singularité de ces objets de rebut. Plus encore qu’à une observation méticuleuse de ces spécimens, elle nous invite à leur contemplation. Tout comme des suiseki, ces pierres à l'apparence de paysages collectionnées par les lettrés nippons, chaque élément, aussi humble soit-il, se pare de mille et un parements jusqu’à la simple peau de courgette qui, sous le regard attentif de Rika Tanaka, se transfigure en modèle cosmographique. « Ainsi le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le détail d'une chose peut être le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur*».

* Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1998, p.146.

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